Le détour ; Chapitre 1.
Mythes, fables et contes.
Depuis l’épopée de Gilgamesh, première épopée écrite dans l’histoire de l’humanité (XVIIIe siècle av JC), la littérature est faite de nombreux récits de voyages. A commencer par Ulysse, Hercule et Thésée, la culture occidentale s’inaugure avec des récits de voyages et d’aventures fantastiques. Longs détours qui ne se contentent pas seulement de raconter des histoires mais qui visent souvent un but éducatif. De ce fait, le récit d’un détour est lui-même un détour littéraire qui doit permettre d’enseigner autre chose comme c’est le cas dans les fables ou les contes. Qu’est-ce que le détour de la fiction nous enseigne ?
« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage
Ou comme celui-là qui conquit la Toison,
Et puis est retourné plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge! »
Ces vers de Du Bellay expriment clairement l’utilité du détour : il est apprentissage et chemin vers la sagesse, chemin détourné, la ligne droite étant exclue, seule l’exploration des méandres du labyrinthe et la victoire sur les monstres devant permettre de se connaître soi-même.
I : Détours de la mythologie. (Ulysse et le labyrinthe).
On attribue généralement à Homère le titre d’ « éducateur de la Grèce ». En effet, l’Iliade et l’Odyssée ne se contentent pas d’être des récits de bataille et de voyages. L’Odyssée tout particulièrement peut être considérée à la fois comme un traité de géographie, comme un traité de navigation, un traité d’architecture navale, un traité de théologie, un conte moral, etc. Les poèmes homériques sont un condensé de tout ce qu’un jeune grec bien né doit savoir pour mener une vie réussie : savoir naviguer, savoir combattre, conduire un char, respecter les dieux, respecter la justice, châtier les méchants, savoir ruser, contenir sa colère, ne pas se lamenter inutilement, etc. Homère allant même jusqu’à nous expliquer comment nettoyer son linge (Od. VI).
Le voyage d’Ulysse est un détour subi, une errance de dix années imposée par les dieux et par leur colère après dix années de guerre et de siège autour de Troie. Vingt années au total vécues dans l’exil à cause d’une guerre à laquelle il ne voulait pas participer.
Ulysse lui-même est l’homme du détour, surnommé par Homère « l’homme aux mille tours », parmi lesquels le plus connu fut celui du cheval de Troie. Il est pour les grecs l’archétype de l’homme rusé, de l’homme qui sait employer des détours pour parvenir à ses fins, contrairement à la plupart des héros de l’Iliade qui se lancent dans l’action sans réfléchir.
(Petite Histoire de Polyphème + Texte)
Là où Ulysse subit son destin et est contraint au détour par ce dernier, c’est volontairement que Thésée s’en va affronter le Minotaure. Traversant ce multiplicateur de détours qu’est le Labyrinthe.
(Textes : Ovide+ Dictionnaire des symboles)
Ici le détour prend sa dimension initiatique, c’est un chemin dangereux que l’on prend au risque de se perdre, mais aussi au risque de se découvrir soi-même, de vaincre le monstre tapi au fond du labyrinthe de l’esprit, et de s’en sortir grandi.
Les créations de la mythologie avaient ainsi une fonction éducative, elles devaient permettre de passer à l’âge adulte. Cependant, ce qui manque bien souvent aux récits mythiques, c’est une explication rationnelle et morale. En effet, les mythes se contentent de raconter des histoires sans véritablement en tirer de conclusions explicites. C’est au lecteur ou à l’auditeur des poèmes de tirer lui-même des conclusions en interprétant les textes comme bon lui semble.
II : Utilité et pouvoir des fables (La Fontaine)
C’est à ce défaut que les fables tentent de pallier, ne se contentant pas d’un simple récit, elles énoncent en outre une morale qui permet au lecteur de saisir clairement le but visé par l’auteur.
La fable est un court récit écrit plutôt en vers qu’en prose et ayant un but didactique. Elle se caractérise généralement par l’usage d’une symbolique animale, des dialogues vifs, et des ressorts comiques. Les fables les plus caractéristiques comportent un double renversement des positions tenues par les personnages principaux.
La fable classique repose sur une double structure. Dès le titre, on trouve une opposition entre deux personnages dont les positions subjectives sont dissemblables : l’un est placé en position haute et l’autre en position basse. Grâce à un évènement narratif imprévu, celui qui était en position haute se retrouve en position basse et vice versa. Ce schéma, qui se retrouve dans des dizaines de fables (souvent les plus populaires), permet de « bloquer » la compréhension et de véhiculer une moralité claire.
Comme le dit Hegel, « La fable est comme une énigme qui serait toujours accompagnée de sa solution[. »
Les fables les plus connues sont celles d’Esope et celles de La Fontaine en France. Esope est un personnage assez énigmatique dont nous n’avons pas de textes. Ses fables étaient connues dans l’antiquité, originellement écrites en prose, elles furent mises en vers assez tardivement. L’édition la plus ancienne dont nous disposions date du 1er siècle. Esope a été le grand inspirateur des fables de La Fontaine qui lui rend hommage en ces termes : « Je chante les héros dont Ésope est le père, Troupe de qui l'histoire, encore que mensongère, Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons : Ce qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes ; Je me sers d'animaux pour instruire les hommes. »
La fable constitue un détour par la fiction en vue d’expliquer la réalité, cependant elle ne se dispense pas d’énoncer clairement sa ou ses morale(s). La Fontaine s’explique lui-même sur l’intérêt des fables dans Le pouvoir des fables.
(Texte)
Ce texte propose un triple éloge de la fable : éloge de l'argumentation indirecte de la fable face à l'argumentation directe qu'est l'éloquence, éloge de la valeur politique de la fable et enfin l'éloge de la sagesse humaine que montre cette pratique de la fiction.
L’éloge de l’argumentation indirecte prend appui sur une mise en abyme dans laquelle, au lieu de seulement représenter les défauts des hommes, le fabuliste va se représenter lui-même sous les traits d’un autre fabuliste afin d’en expliquer la fonction. La morale porte non seulement sur le caractère des hommes mais aussi sur l’attitude que les moralistes doivent adopter puisque l’injonction du vers 37 « il le faut encore amuser comme un enfant » s’adresse aux moralistes et à tous ceux qui parlent aux hommes. L’éloge de la fable porte sur la comparaison entre la fable et l’éloquence. Au départ il y a un discours politique, éloquent puis ensuite l’orateur choisit une fable. On voit que c’est la fable qui emporte l’attention de l’assistance. L’éloquence ne paie pas, ce sont des paroles inefficaces que le public n’entend pas, n’écoute pas et le lecteur non plus. La seule parole efficace est la fable.
Dans ce texte, La Fontaine vise en outre à montrer que les fables ne sont pas seulement le fait du moraliste et qu’elles peuvent aussi avoir une fonction politique. Le bon politique doit aussi savoir employer le détour des fables pour faire ressortir clairement son point de vue.
Enfin, ce texte est un éloge de la sagesse humaine que l’on trouve dans les apologues. L’enfance est un défaut humain, La Fontaine parle en moraliste mais cependant s’il y a une critique il y a quand même de l’indulgence puisqu’il considère que le plaisir d’écouter des fables est un trait naturel de l’homme dont tout auteur doit tenir compte. C’est en rappelant les hommes à leur propre enfance qu’on parvient le mieux à leur expliquer les choses. Il y a ici deux morales :
* une politique (un homme politique doit être fabuliste)
* une qui s’adresse aux moralistes pour enseigner aux hommes qu’il faut provoquer un plaisir chez le lecteur.
Etant donné que le lecteur est un enfant, il faut lui parler sous forme de fable (art qui tire partie de l’enfance et qui essaie de les guider hors de la permanence de l’enfance chez les adultes) Il y a une forme de sagesse dans le fait d’écrire des fictions chez La Fontaine.
III : Psychanalyse des contes de fées.
Psychanalyse des contes de fées est le titre d’un ouvrage de Bruno Bettelheim (1903-1990) qui eut un succès retentissant lors de sa parution (1976) auprès des spécialistes de l’enfance et des parents. L’intérêt de cet ouvrage est que Bettelheim décrypte les contes de fées d’un point de vue psychologique et leur donne une dimension nouvelle, bien au-delà de ce qu’on pourrait attendre de récits pour enfants. il explique que les contes de fées exercent une fonction thérapeutique sur l'enfant : ils répondent de façon précise aux angoisses du jeune enfant et lui permettre d’élaborer des réponses à ces angoisses et donc de se trouver mieux assurer dans leur vie et dans leur développement.
Afin d’expliquer cet ouvrage, nous allons nous attacher en premier lieu à un exemple concret de conte : les 3 petits cochons.
La question que pose ce conte à l’enfant est celle de savoir s’il vaut mieux suivre le principe de plaisir ou le principe de réalité. Ce conte explique aux enfants qu’il ne faut pas être paresseux et prendre les choses à la légère, sans quoi ils peuvent risquer leur vie. Il s’agit aussi de comprendre l’intérêt de la prévoyance, que c’est en étant prévoyant qu’on s’évite souvent des ennuis. L’histoire montre aussi les avantages que nous gagnons en grandissant, puisque le troisième petit cochon, le plus sage, est d’ordinaire présenté comme étant le plus gros et le plus âgé. Sur le plan de la psychanalyse, il s’agit de montrer un progrès allant du cochon le plus primitif dominé par le ça et le principe de plaisir au cochon le plus évolué, influencé par le surmoi et dont le moi contrôle l’action. Le deuxième cochon étant une sorte d’intermédiaire, il fait un effort pour faire une maison en bois mais cet effort est insuffisant, ce qui signifie qu’on a beau vouloir s’améliorer, cela ne réussit pas forcément du premier coup.
Si les deux premières maisons échouent, c’est aussi et surtout parce que les deux premiers cochons sont pressés d’aller s’amuser et construisent donc leurs maisons à la va-vite. « Vivant selon le principe de plaisir, les plus jeunes cherchent des satisfactions immédiates sans penser une seconde à l’avenir ni aux dangers de la réalité,… ». Si l’on y réfléchit, ce conte a un objet semblable à la fable de La cigale et la fourmi, mais ce qui le différencie, c’est qu’il n’y a pas de morale à la fin. C’est ce qui fait toute la force du conte selon Bettelheim, la morale n’est pas explicite dans le conte, elle est implicite et laisse l’enfant utiliser son imagination sans le contraindre. Au niveau du récit, la cigale est semblable aux deux premiers cochons, elle ne cherche qu’à s’amuser et ne fait pas preuve de prévoyance. Dans les deux histoires, l’enfant s’identifie aux animaux. Mais dans le cas de la cigale, la fin de l’histoire va le laisser sans espoir. La cigale, étant vouée à un sort tragique, le message reçu implicitement par l’enfant est « travaille ou sinon gare à toi ». A l’opposé, l’histoire des trois petits cochons est évolutive, en effet les trois personnages n’en sont en réalité qu’un seul mais à trois stades différents de son développement. En effet, l’enfant va s’identifier successivement à chacun des cochons. Il s’agit d’une évolution allant du principe de plaisir au principe de réalité, mais c’est aussi la possibilité d’accéder à plus de plaisir une fois que le principe de réalité a été surmonté. En effet, le troisième cochon peut aussi s’amuser une fois sa maison construite, et il a en outre la possibilité de se moquer du loup et, finalement, de le manger.
Là où la fable avait pour message implicite qu’il ne faut pas jouir du soleil de l’été mais travailler, le conte nous dit qu’on peut jouir du soleil après avoir travaillé.
Si l’enfant s’identifie aux trois cochons, il s’identifie aussi au loup, qui symbolise son coté dévorant et agressif. Et de ce point de vue aussi, ce conte est extrêmement instructif, il apprend en effet à l’enfant que son agressivité et son désir de tout dévorer goulument sont des pulsions qu’il faut savoir domestiquer, sans quoi le mangeur risque de finir mangé.
« Les 3 petits cochons, influencent la pensée de l’enfant quant à son propre développement, sans même lui dire ce qu’il doit faire, en lui permettant de tirer lui-même ses conclusions. Seul ce processus est à même d’apporter une véritable maturité ; si, par contre, on dit à l’enfant ce qu’il doit faire, on ne fait que remplacer les entraves de son immaturité par celles de sa servitude à l’égard des commandements des adultes. »
Le thème principal de ce conte est celui de la prévoyance et de la capacité à différer un plaisir immédiat en vue d’un plaisir plus grand ou plus durable plus tard. Et, de la même manière, chaque conte a un thème particulier (Blanche-neige parle du rapport mère-fille et de ses conflits potentiels, Cendrillon porte l’idée qu’il ne faut pas trainer dehors trop tard la nuit, le petit chaperon rouge évoque les dangers des mauvaises rencontres pour les jeunes filles et les incite à écouter les conseils de leur mère).
Ainsi les contes sont des détours pour dire quelque chose aux enfants sans le leur dire explicitement. Il s’agit en effet pour ces derniers de découvrir par eux-mêmes la morale de ces histoires, de l’élaborer de façon personnelle, de la créer pour qu’elle soit leur propre œuvre, participant à la création de leur personnalité sans que cette dernière soit ressentie comme étant imposée de façon arbitraire par des parents dominateurs ; ce qui serait la négation de la liberté de l’enfant.
Note sur la psychanalyse : Principe de plaisir et principe de réalité.
Principe de plaisir et principe de réalité sont les deux principes régissant le fonctionnement mental selon Freud. L’ensemble de l’activité psychique a pour but d’éviter le déplaisir et de procurer le plaisir. En tant que le déplaisir est lié à l’augmentation des quantités d’excitation et le plaisir à leur réduction, le principe de plaisir est un principe économique. Le principe de réalité forme un couple avec le principe de plaisir qu’il modifie ; dans la mesure où il réussit à s’imposer comme principe régulateur, la recherche de la satisfaction ne s’effectue plus par les voies les plus courtes, mais elle emprunte des détours et ajourne son résultat en fonction des conditions imposées par le monde extérieur. C’est le principe de réalité qui va transformer l’énergie psychique libre en énergie liée à un objet. Il est en contradiction aussi avec le principe de plaisir en tant que pulsion de conservation (pulsion du Moi), le principe de plaisir pouvant mener à l’auto-destruction.
Conclusion et ouverture
Fictions philosophiques : Les contes philosophiques de Voltaire (Candide, Micromegas) Les lettres persanes de Montesquieu.
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